25 février 2011

J'ai regardé le diable en face

Maud Tabachnik
éditions Le Livre de Poche

Sandra Khan est journaliste au San Francisco Chronicle. Elle est en reportage à Ciudad Juarez, ville mexicaine de l’état de Chihuahua où depuis 1993 des milliers de femmes disparaissent. Régulièrement, le désert qui l’entoure rend des cadavres de victimes violentées, violées et parfois mutilées. Comme tous les enquêteurs qui ont affronté ce drame, Sandra va se heurter aux autorités impuissantes, inactives ou corrompues, au crime organisé qui trafique les filles comme il le fait de la drogue, c'est-à-dire comme une marchandise comme une autre. Il faut aussi compter avec toutes ces petites usines de montages, les maquiladoras, qui emploient un sous-prolétariat féminin soumis au bon vouloir des petits-chefs et qui fait une proie facile pour les hommes sans scrupules. Parce qu’elles sont femmes, nombreuses et qu’on est dans une région du monde où ont ne les considèrent pas, elles disparaissent et meurent dans une relative indifférence. D’autant qu’il y a parfois derrière ces sombre activités, des commanditaires puissants. Sandra en fera la cruelle expérience.

Comme Patrick Bard l’a fait dans La frontière, Maud Tabachnik a choisit de placer son roman à Ciudad Juarez. Avec presque 1,5 millions d’habitants, cette ville située sur la frontière avec les Etats-Unis concentre tout ce que l’homme a de mauvais envers la femme. Prostitution, viol, vol d’organes, snuffmovies, et sadisme rythment les jours et les nuits. Police et justice sont absentes, quand elles ne sont pas des complices bienveillantes voire actives. Les journalistes curieux ne font pas de vieux os, comme les défenseurs des droits de l’homme ou les membres d’associations d'aide aux victimes. Quant aux politiciens, c’est celui qui graisse le plus leurs pattes qui aura leur silence, ou leur soutien. Alors, la ville s’enfonce lentement dans ce terreau glauque et sordide, sans avenir, sans espoir et sans lumière. Même le nombre de cadavres n’y change rien, ou si peu.

Le roman est enlevé et le ton percutant. Le regard d’une femme sur ce féminicide est d’autant plus solidaire et vengeur. Il est aussi un hommage aux rares journalistes qui osent encore publier sur ce sujet. Comme le dit Sandra Khan : « personne ne peut regarder le Diable en face sans se brûler ».

Sur ce blog sur le même sujet, La frontière


Ph. H.

La frontière

de Patrick Bard
éditions du Seuil, collection Points

Présenté sous la forme d’un roman, La frontière se révèle être une enquête particulièrement étayée sur ce que l’on appelle le féminicide de Ciudad Juarez, ville de l’état de Chihuahua au Mexique. En 2010, avec presque 1000 assassinats, Ciudad Juarez est devenue l’une des villes les plus violentes et les plus dangereuses du monde. Les disparitions de femmes puis la découverte de leurs cadavres abandonnés dans le désert a commencé en 1993. Amnesty International évalue en 2008 le nombre de corps retrouvés à 1653, pour 2000 disparues.


Patrick Bard met en scène le journaliste Toni Zambudio. Il va suivre toutes les pistes possibles, qui sont en fait une multitude de pistes réelles. Que ce soient les conditions de travail et les contremaîtres abusifs qui sévissent dans les maquiladoras, les chauffeurs des transports publics ou privés, les narcotrafiquants, les maquereaux, les maris jaloux, les amants anonymes ou les pervers, tous ces acteurs se rejoignent pour exercer les pires violences sur les femmes, allant jusqu’au meurtre. Il est vrai qu’on dit souvent qu’au Mexique la vida no vale nada. C’est cette impression lourde et nauséeuse qui saisit le lecteur à bras le corps, tout le long du récit, à chaque cadavre retrouvé, quand la victime à été violée et mutilée de surcroit. Non seulement la vie de ces filles ne vaut rien, mais elles sont plus mal traitées que ces objets de consommation qu'on jette après usage. Le malaise s'accentue  lorsqu’est abordée la piste des snuffmovies, ces films pornographiques poussant le sadisme jusqu’à l’assassinat devant la caméra, films dont certains gringos seraient friands et paieraient cher pour se les procurer. Car Ciudad Juarez est aussi une ville frontière, de l’autre côté il y a El Paso aux Etats-Unis. C’est un point de passage pour le crime organisé, les trafics en tous genres et la recherche de sexe facile pour les texans dans les bars sordides du côté mexicain où, on l’aura compris, les prostituées ne sont pas toujours consentantes. Mais que vaut leur avis devant l'abondance des dollars ? Face à un tel déferlement de violence, les quelques serial-killers qui ont été arrêtés ne suffisent pas à expliquer l’étendue du massacre. D’ailleurs, après chaque arrestation, la série continue. A tel point que Ciudad Juarez est devenue la ville ou même le diable ne veut pas vivre.

Ce premier roman est vraiment un coup de maître. Le sujet est parfaitement maitrisé, fouillé, argumenté, servi par un style irréprochable et un suspens à chaque page. On l'aura compris, certaines réalités sont particulièrement dérangeantes pour les auorités locales de Ciudad Juarez, pour les autorités de l'état de Chihuahua et pour les autorités fédérales du Mexique ainsi que pour le voisin du nord. Finalement, il est juste dommage que cette fiction soit une réalité. Mais à cela, l’auteur n’y peut rien.

A voir sur la toile, un site mexicain sur les disparues de Juarez : http://www.mujeresdejuarez.org/
Sur ce blog sur le même sujet, J'ai regardé le diable en face



Ph. H.

14 février 2011

El Spectro, les mutants de la lune rouge

Dessin d'Yves Rodier
Scénario d'Antoine Frédéric
éditions du Lombard, 01-2011

Si vous aimez le Mexique,
Si vous aimez la lucha libre,
Si vous aimez El Santo, Blue Demon, et autres héros masqués à gros biscottos,
Si vous aimez la BD ligne claire et la BD d'aventures,
Alors vous devriez aimer El Spectro.

Yves Rodier avait frappé un grand coup peu après la mord d'Hergé en dessinant, en toute piraterie, le dernier album de Tintin, Tintin et l'alph'art. Ce premier opus d'El Spectro n'est pas sans rappeler Gil Jourdan et les séries d'aventures publiées dans le journal de Spirou dans les années 70. Les premières pages s’ouvrent sur un crash aérien dans les Andes mettant en scène Ukumar, version sud-américaine du yéti. C’est aussi un beau clin d’œil à Tintin car il est difficile de ne pas penser aux épisodes neigeux du Temple du soleil et de Tintin au Tibet. De même, le look des moines évoque la tenue des Moines rouges de Tillieux. Quant à l'histoire, El Spectro, en goguette en Espagne avec une espionne russe est au prise avec une secte tripotant les gènes et fabriquant des créatures de cauchemars qui rappellent le film La mouche. Si l'album bénéficie d'une pagination généreuse (56 p.), les cases sont un peu grandes, ce qui ne favorise pas le précis du trait. L'ambiance générale est d'une nostalgie sympathique pour les grands, à voir si le jeune public, gavé de mangas, suivra ces aventures installées dans les années 1950/1960 ?

Ph.H.